ADAMO Amélie – Dominique Albertelli, le rouge à l’âme

Rouge est le fond intime sur lequel vibrent les figures d’Albertelli. Couleur sang, celle du bleu à l’âme, de blessures passées que l’artiste a su transformer en désir de peinture. Couleur du vivant où prend forme le lit de l’humanité dans sa complexité, de l’écoulement torrentiel des passions et pulsions noires au doux flot stagnant des eaux du temps.

D’un je à l’autre

C’est en 1989, après avoir passée trois années sur les rives du fleuve Oyapok, dans diverses communautés amérindiennes, qu’Albertelli s’installe à Paris pour se consacrer à la peinture. De ce séjour, elle garde un souvenir très fort dont l’empreinte indélébile a influencé le regard porté par l’artiste sur le monde : « Cette expérience a été formatrice et fondamentale sur ma vision des choses. Les indiens m’ont beaucoup appris et particulièrement à voir à travers l’autre. Pas pour le manipuler, mais pour voir ce qu’il dit vraiment. Je reste toujours attentive à ce qu’il y a derrière et ne m’arrête pas à la réalité palpable. On n’est pas qu’une seule personne. On est plusieurs.  On ne montre pas le même visage selon les situations et les gens que l’on rencontre ».

Cette notion « d’être plusieurs » ressurgit dans les toiles lorsqu’Albertelli démultiplie ses personnages en diptyque ou en triptyque. « Mais ce n’est pas du tout un clone, c’est le même personnage. C’est toujours lui ou elle, mais avec quelques petites différences, selon qu’il est seul, accompagné, dans diverses situations ou moments de sa vie ». Souvent, des éléments organiques flottent autour d’eux, ou rentrent dans leurs têtes. Et ce sont parfois des masques qui veillent, gravitant au-dessus des figures comme leurs doubles tutélaires et attentifs : « C’est ce que les gens dégagent. C’est l’aura. C’est ce qu’ils transportent avec eux, leurs énergies négatives ou positives ».Ainsi ces « je » multipliés prennent-ils des formes diverses, comme des habits tricotés par « La tricoteuse » avec un même fil de Soi. Là, figé sous un costard de faux-semblant, un visage masque dit l’isolement et l’incapacité de communiquer, quand bien même les corps seraient en vis-à-vis. Ici, assise avec rigidité sur un fauteuil carmin, une working girl fait face à son reflet et semble l’ignorer : dureté et froideur sous l’œil de la réussite. Là encore, derrière l’homme à tête de chien ou prés de la femme louve, c’est l’animalité qui ressurgit des bas fonds de l’être.

Le temps suspendu

Le temps est un autre thème récurrent dans l’œuvre d’Albertelli : « Le temps, mais comme un allié, pas comme un ennemi. Nous sommes dans un monde où l’on ne peut jamais prendre son temps. Et pourtant, le fait de prendre son temps, de s’arrêter pour penser, réfléchir, ressentir, c’est capital. Aujourd’hui, les femmes et les hommes sont obsédés par le temps qui passe, par la vieillesse et la maladie.  Or, la beauté et la séduction ne s’arrêtent pas avec l’âge. Puis l’âge c’est aussi un privilège. Quand la mort approche, on peut plus facilement tout dire, tout faire. L’âge est source d’expérience et donc d’apprentissage ».

Dans les toiles d’Albertelli, le temps flotte en suspend dans le ciel du vivant. Le voilà qui apparaît ici, oiseaux volants entre deux hommes silencieux, comme passeurs de mots. Ami apprivoisé mais libre, qui n’a pas peur de l’homme et ne l’effraie pas non plus. Là, comme un ballon dans la main d’un enfant, tenu nonchalamment par une jeune femme souriante qui se balade de toiles en toiles et n’oublie pas de vivre. Il symbolise la douceur des instants suspendus. Sur le cadran, des aiguilles immobiles. Elles évoquent la gratuité de ce temps libre au monde, affranchi des grilles productivistes et des cages d’apparats. Un regard qui n’attend rien d’autre que d’être. Semblable peut-être à celui d’un indien sur la berge regardant s’écouler les eaux de l’Oyapok….