NOORBERGEN Christian

« Je vois autre chose que le corps » dit Dominique Albertelli.

Sur fond de boue, sur fond de ciel noué, ou de magma profond et fluctuant, insondable et sans assise, se détachent les toujours-là, les incréés fabuleux d’Albertelli, ses inhabitants terribles. Création déchirante, quand la peinture, crûment sexuée de mort, s’empare de l’univers, comme une bête de proie infinie. La nuit prend corps. Déshabillés de tout dehors, en brise-tendresse, ces surgissants implacables ne cessent d’écraser nos habitudes. Ils envoûtent nos solitudes. Dominique Albertelli sacrifie les apparences. Elle s’attaque au destin. Elle éteint les certitudes, elle fouille et faille les corps, quand même le socle d’humanité ne cesse de résister. Elle ensemence les combles charnels, et quelque chose d’étreint et de dévasté, qui ne tient pas en place, prend l’art à la gorge, et quelque chose d’interdit sidère tous les désordres graphiques. Les barrages du mental cèdent devant ces maudites et poignantes naissances. « On n’arrive pas là qu’avec son corps terrestre » dit-elle. Il y a des têtes en magma où on ne voit pas toute la vie, des visages en voyage de visages, de rudes masques aux gris indéfinis de la mort-vie, des cous aigus qui suintent la décapitation, des corps jetés en vrac, des orbites fendues et défendues, où l’âme muette hésite à traverser les regards… Œil noir au dedans, noir au-devant. Partout l’opacité règne. L’émotion, comme une exécution, est capitale. Des taches inexplorées ensanglantent la toile, tandis qu’une absence nue sacrifie sans fin nos étreintes. Le regard peint est un gouffre immense. Le rouge et le noir tressaillent, s’abandonnent à leurs élans sacrilèges, et l’écho des corps résonne dans nos miroirs. La transe graphique, haletante et acérée, nie l’espace, et l’espace impensable engloutit tous les signes. Mais la main du peintre, comme un scalpel de sombre lumière, ne cesse de sauver la vie. Elle circule dans les durs éclats de la chair broyée, dans la pulpe des meurtrissures vitales. Une magie agissante, austère et sauvage, fait disparaître toute normalité, bouleverse le temps insidieux de l’attente, et s’installe aux creux cruels des « silences oppressants d’Albertelli » ( Guy Denis, « Les peintres de l’agonie » ). Art d’incantation brutale où palpitent d’éprouvantes saignées d’être. Art lourd et puissant, à la scénographie décantée, tribale, et prodigieuse. Toute chair est de passage, mais sans corps, l’homme se vide. Ici, dans l’œuvre, le corps insaisissable, inlassablement traqué, fait bloc, et l’espace est bloqué comme si le corps déserté avait tranché l’univers. Dominique Albertelli creuse l’énigme insondable d’exister, arrêtant le drame juste au bord de sa vie. L’art peut vivre de ces sublimes blessures. « Je vois autre chose que le corps » m’a–t-elle dit.